«Toute sève chante. La vie est musique. Le reste, c'est de très petites choses.»
Wagner aurait probablement été jaloux s'il avait pu se glisser dans le Théâtre rouge du Conservatoire lors de la première d'Emmac, terre marine, hier soir. Lui qui toute sa vie aura cherché la Gesamtkunstwerk, l'oeuvre d'art totale, aurait sans doute été troublé par cet audacieux, mais surtout adroit mélange entre danse, marionnettes, musique et poésie. Si la superposition des médias aurait pu devenir synonyme de confusion, il n'a suffi que de quelques instants pour comprendre que la créatrice multidisciplinaire Emmanuelle Calvé, qui a d'abord fréquenté le monde des arts visuels avant de se diriger vers la danse et qui crée ici toutes ses marionnettes, avait réussi avec brio à intégrer les spécificités de ces langages multiples.
Elle propose ici une relecture qui peut être comprise à plusieurs niveaux du conte inuit La femme squelette (découvert dans Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés), histoire d'une résilience, la jeune femme ayant commis un acte (jamais nommé) désavoué par son père qui, du haut de la falaise, l'avait précipitée dans la mer. (Ce conte peut aussi se comprendre comme une déclinaison autre de l'histoire de Sedna, déesse de la mer). Prisonnière des eaux, victime des monstres marins qui avaient dévoré sa chair, elle est un jour attrapée par un pêcheur qui ne comprend pas tout de suite la nature de ce monstre marin. On peut aussi comprendre la succession de tableaux comme l'émancipation d'un passé qui continue de nous faire mal ou la prise de conscience de l'unicité de chacun. «Tu viens offrir à la vie ce qui lui manquait tant: toi-même. »
Le texte à la forte charge poétique de Richard Desjardins (installé côté cour) tisse un adroit filet de mots à ce spectacle onirique, porté par le souffle puissant de la musique de Jorane et les éclairages adroits de Karine Gauthier qui, en quelques secondes, nous font passer des couleurs froides aux chaudes, suggèrent le miroitement de la lune sur l'eau ou le mouvement ondoyant des flots. Le spectateur ne peut que se laisser porter par la gestuelle de la chorégraphe, d'une grande subtilité, et ses marionnettes inusitées, tantôt peaux dans lesquelles on se glisse, tantôt prolongement du corps (quel envoûtement que cette scène pendant laquelle deux gigantesques mains semblent bercer la jeune fille).
En quelques minutes, la pulsation cardiaque s'abaisse, de façon presque insidieuse, comme peut le réussir dans un autre registre la musique de Scelsi. Si l'on est conscient au début de la disparité entre la nôtre et celle proposée, on abdique rapidement, porté par la voix de Desjardins, la musique de Jorane, le mouvement lui-même. On finit par atteindre un état proche de l'hypnose, qui nous pousse à puiser en nous des lignes narratives parallèles, sur la mort, la nature, l'identité, l'humanité. Cet état presque second nous mène naturellement à cesser de vouloir comprendre chaque image, à simplement ressentir l'instant.
« N'oublie pas qu'un trésor n'est réel que si quelqu'un le cherche », avance à un moment Desjardins. Emmac terre marine nous rappelle qu'il s'agit parfois d'ouvrir les yeux - et le cœur - pour le trouver.
2 commentaires:
Ah, Richard Desjardins ! :-)
Je suis une inconditionnelle de l'artiste et de l'homme.
Merci infiniment Lucie de faire parvenir un peu de la magie de ce spectacle dans ma forêt. ;-)
Richard Desjardins... Ses mots et ses images me reviennent en tête en ce moment même... Je vais passer un beau dimanche. Merci Lucie !
C'est vrai que c'est une voix québécoise puissante! :)
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