samedi 22 mars 2014

Le voyage d'hiver: âmes blindées, s'abstenir

Photo: Isabelle Rancier

Le Winterreise de Schubert est une oeuvre que j'ai apprivoisée doucement: à travers quelques extraits d'abord, puis une des versions de Fischer-Dieskau, avant de plonger dans l'essai philosophique fortement poétique, de Georges Leroux. Un de mes anciens professeurs d'allemand m'a ensuite offert deux versions récentes (Florian Boesch et Christian Gerhaher). J'ai découvert que j'en avais une autre en réserve, la partition... J'ai plongé cet hiver à deux reprises dans le cycle, grâce à l'événement récent tenu Salle Bourgie. Long préambule pour dire que je pense enfin avoir saisi la portée de ce cycle et affirmer que la proposition circassienne et théâtrale présentée ces jours-ci par la nouvelle compagnie Nord Nord Est, fruit d'une collaboration entre Benoit Landry et Anna Ward, saisit parfaitement l'essence même du personnage du Wanderer de Schubert, ce côté désolé et désincarné des paysages (tant réels qu'intérieurs) qu'il traverse, mais surtout la pertinence de ce mythique et ultime cycle dans notre 21e siècle troublé.

Même si on entend en réalité très peu Schubert ici, à peine le premier lied, « Gute Nacht », une fois sur enregistrement, l'autre en direct, avec un brillant accompagnement de bouilloires - vous avez bien lu -, son ombre plane sur cette série de tableaux aux rythmes brisés. Certains nous plongent dans une contemplation presque mystique et nous force à adopter un souffle plus lent. Quelle poésie pure que cette scène de baignade, sur fond du célèbre « O mio babbino caro » de Puccini, tout simple en apparence, qui rappelle les tableaux anciens, mais nous donne l'illusion d'être devenu cette naïade qui fait ses ablutions au milieu d'une nature accueillante (une des trois thématiques de prédilection de Schubert, avec l'amour et la mort)! D'autres nous font sourire (cette séance de photographie de groupe décalée) et plusieurs nous forcent à déposer un voile de tendresse sur nos regards devenus blasés par ce qu'on les force à contempler tous les jours (inoubliables numéros sur deux chansons de Pauline Julien ou ce slow de groupe, chacun cherchant à se blottir sur l'homme du couple). Le cirque ici sert à faire avancer le propos, à créer une certaine ambiance. On ne mise pas sur le spectaculaire (omission faite de l'avant-dernière scène), mais plutôt que la transmission de la pureté d'un instant, que ce soit cet envoûtant ballet pendant laquelle l'artiste met tour à tour pieds et mains dans les seaux ou ces moments où les artistes s'élèvent dans les airs grâce au somme toute rudimentaire système de cordes. On reste baba, tout en se disant que - avec beaucoup de travail - nous aussi pourrions peut-être en être capables.
Photo: Isabelle Rancier

Ce Voyage nous force à regarder monde autrement, à multiplier les angles d'analyse, la tête en bas, les jambes devenant visages (dans la photo de groupe), ces mêmes jambes une fois suspendues aux cordages un peu plus tard devenant métaphore poignante de des trop nombreux nœuds coulants glissés autour des cous, par désespoir ou par violence pure. De la scène jonchée de détritus divers du début à celle, presque entièrement dépouillée, de la dernière scène, le public qui acceptera la donne aura sans aucun doute cheminé; il aura complété son propre voyage d'hiver, se sentira près à embrasser l'effervescence de la nouvelle saison. Il aura surtout senti la générosité des artistes l'envelopper, accepté qu'une douleur diffuse aura subrepticement pénétré ses failles, compris que les grandes œuvres continuent de nous inspirer et méritent d'être relues, décryptées, tournées autrement, qu'elles posséderont toujours cette universalité qui nous élèvent.

1 commentaire:

Claudio a dit…

Pour y avoir assisté, ce spectacle donne autant à penser et à rêver que le fait ta critique. Du très beau dans tous les cas!

Claudio