Je pourrais vous proposer un regard neutre, qui évoquerait les remarquables en-dehors des danseurs de la compagnie du jeune prodige Kyle Abraham, l'improbable mais réussi mariage entre ballet classique, danse moderne et danse de rue, la pertinence sociologique du message, l'utilisation intelligente et ponctuelle de la vidéo (qui défile sur le panneau de basketball, symbole universel des quartiers noirs américains), mais le propos est ailleurs.
En proposant une transposition chorégraphique de l'évolution de la situation de l'homme noir américain depuis 20 ans, Kyle Abraham parle une langue actuelle, férocement unique, qui renvoie au visage des spectateurs - presque tous caucasiens, il faut bien l'admettre - des images d'une criante vérité, qui témoignent du fossé qui existe toujours entre quotidien black et blanc. Il y est question d'accolades fraternelles mais aussi de bagarres, de pauvreté (la séquence pendant laquelle un des danseurs ne module qu'une seule phrase, « Help me! », ne peut que bouleverser), d'injustice (cette voix de policier qui explique au prévenu qu'il aime lire la peur dans ses yeux...), de dichotomie de langage. En faisant évoluer ses danseurs sur des airs d'opéra de Vivaldi, de Johann Christian Bach, de Britten (la scène de mise au ban de Peter Grimes, choix brillant), sur du blues, du gansta rap, du jazz ou sur des bandes bruitistes (dans lesquelles explosent ici et là fusils et sirènes), il remet la nature même d'un langage commun en question.
Aucun doute ici: le portrait brossé reste particulièrement sombre. La violence semble inévitable, les incompréhensions aussi. Malgré tout, on sent une volonté de s'extraire du carcan de ces clichés qui emprisonnent oppresseur aussi bien qu'oppressé. « Deux
conceptions de l’histoire s’opposent, rappelle d'ailleurs Alan Mabanckou dans Le sanglot de l'homme noir. Celle du colon, qui justifie, et celle du
colonisé, qui condamne. C’est connu : le chasseur et le gibier n’auront
jamais la même vision d’une partie de chasse. » Même si les danseurs se retrouvent constamment ramenés face contre le sol, les mains croisées dans le dos (serons-nous enfin tous égaux au moment de notre mort?), la danse devient métaphore du souffle de vie, de la vie elle-même, en apparence d'une affligeante banalité, mais qui permet l'émancipation du geste artistique.
Kyle Abraham/Abraham.In.Motion: PAVEMENT PROMOTIONAL VIDEO Created by Dancing Camera from Kyle Abraham/Abraham.in.motion on Vimeo.
Vous pouvez encore vous glisser en salle ce soir et demain. Détails ici...
2 commentaires:
Très belle réflexion, sur un sujet qui est loin d'être simple. Je te lis et j'ai l'impression de t'entendre :)
Je devrais peut-être mettre en ligne des billets audio à la place! ;)
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